Depuis toujours, les êtres humains cherchent à défier les lois de la gravité au moyen d’inventions en tous genres. En témoigne le mythe d’Icare, qui s’éleva vers les cieux au moyen d’ailes faites de plumes et de cire. La même ivresse de la démesure et le même goût de l’aventure animent les visionnaires d’aujourd’hui que sont Elon Musk, fondateur et concepteur en chef de SpaceX et créateur de Tesla, et Jeff Bezos, fondateur d’Amazon.com et de Blue Origin. Mus par les nouvelles technologies de la Quatrième révolution industrielle, ils ouvrent la voie de l’espace… n’en déplaise à Icare qui s’y est brûlé les ailes.
Ces héros des temps modernes voient les choses en grand et font la une des médias avec leurs multiples succès, projets et idées avant-gardistes. Année après année, l’industrie aérospatiale et aéronautique n’a de cesse de repousser les limites. De fait, depuis le premier vol commercial en 1914, le transport aérien connaît une croissance exponentielle, d’où la nécessité pour le secteur de concevoir des aéronefs plus sûrs, plus rapides, plus légers et moins gourmands en carburant, et ce, en tenant compte des questions environnementales du XXIe siècle qui lui imposent de réduire ses émissions et son empreinte carbone pour un développement plus durable. Autant de défis difficiles à relever dans une ère que l’on a baptisée la « génération EasyJet ».
Rapidité et adaptabilité
Pour répondre à ces enjeux, il s’avère indispensable de mettre en place de nouveaux processus de production à la fois rapides, adaptables et économiquement avantageux. Les technologies telles que la robotique de pointe, l’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique, l’informatique en nuage et l’Internet des objets jouent un rôle fondamental dans ces processus et transforment nos vies sans faire de bruit. L’industrie aéronautique en donne un parfait exemple : en effet, à chaque décollage, nous nous abandonnons à un certain degré d’automatisation.
Ceux qui n’ont pas peur en avion réfléchiront par exemple aux milliers de trous à percer pour assembler les différentes pièces d’un avion et aux opérations de précision et de longue haleine à réaliser. Comme le souligne Ben Morgan, Responsable du groupe « Fabrication intégrée » au sein de l’Advanced Manufacturing Research Centre de l’Université de Sheffield, dans un article de The Engineer consacré à la fabrication automatisée, cette tâche est mieux adaptée aux robots qu’aux êtres humains. « Les systèmes automatisés sont plus précis, et ils ne sont jamais gagnés par l’ennui ou par la fatigue. Lourds et volumineux, les outils de perçage capables de traverser plusieurs couches de matériaux sont difficiles à manier, même pour des techniciens qualifiés », explique M. Morgan. Les passagers aériens seront ravis d’apprendre cette bonne nouvelle.
Si l’on considère qu’un Boeing 747 résulte de l’assemblage de six millions de pièces, force est de constater que la fabrication automatisée a un rôle essentiel à jouer dans la construction de nouveaux aéronefs. Or c’est bien là que réside tout l’enjeu pour l’industrie aéronautique : elle doit non seulement suivre le rythme effréné des nouvelles technologies, mais aussi veiller à la normalisation dans le domaine des systèmes d’automatisation et à leur intégration à tous les stades : de la conception à la livraison, en passant par l’approvisionnement, la fabrication, la production, l’assistance, la maintenance et l’élimination des produits, sans parler de la prestation des services associés.
Kenny Swope, Responsable senior de l’intégration des capacités opérationnelles chez Boeing, et Président du sous-comité SC 4, Données industrielles, de l’ISO/TC 184, Systèmes d’automatisation et intégration, est bien placé pour s’exprimer sur ces deux défis. Selon lui, les normes sont essentielles à la réussite globale d’une société comme Boeing, qui construit des systèmes éminemment complexes à grande échelle, car leurs échos se répercutent à l’infini, dans « le produit en lui-même, au niveau de la chaîne d’approvisionnement et jusque dans l’offre de services de l’entreprise ».
Le rôle essentiel des normes
Selon Kenny Swope, trois normes jouent un rôle majeur, à commencer par ISO 10303, Systèmes d’automatisation industrielle et intégration – Représentation et échange de données de produits (ou STEP), qui est selon lui l’une des normes les plus prisées pour l’adoption d’un modèle de produit numérique. Élaborée par l’ISO/TC 184/SC 4, STEP s’est imposée comme la référence en matière d’échange de données de modélisation de produits entre systèmes de conception assistée par ordinateur (CAO), aussi bien en interne qu’entre acteurs de la chaîne d’approvisionnement mondiale.
Comme le précise M. Swope : « Au cœur des modèles et de tous les livrables réside la représentation du produit en trois dimensions qui tient compte des exigences en matière d’ingénierie et des données de fabrication pour créer le jumeau numérique. » Les données ainsi recueillies pour obtenir une représentation virtuelle détaillée présentent manifestement des avantages. Chez Boeing, explique M. Swope, « le modèle de produit est diffusé aux parties prenantes internes et externes, au niveau du composant et de l’assemblage, et cette norme est capitale dans une telle optique ».
La diffusion de données complexes sur un modèle de produit pour l’élaboration des consignes générales, des formations et des documents d’appui est un autre défi majeur. À cet égard, M. Swope met en avant ISO 14306, Systèmes d’automatisation industrielle et intégration – Spécification de format de fichier JT pour visualisation 3D, une norme relevant également de l’ISO/TC 184/SC 4 qui s’avère très précieuse pour « alléger » une structure de données complexe comme la visualisation du produit en vue de la fabrication, de l’entretien et de l’assistance. « Une solution fort utile dans les documents d’ingénierie, les manuels d’entretien en ligne et les postes de fabrication. »
La troisième norme, ISO 32000, Gestion de documents – Format de document portable, « fonctionne en relation étroite avec ISO 10303 et ISO 14306 », explique M. Swope. Communément appelée « norme PDF », cette dernière offre un support de diffusion universellement admis pour les modèles de produits et les informations connexes, gage indispensable de pérennité à l’ère du numérique qui se profile.
Enfin, ISO 8000, Qualité des données, et ISO 22745, Systèmes d’automatisation industrielle et intégration – Dictionnaires techniques ouverts et leurs applications aux données permanentes, sont des leviers importants de la fabrication intelligente. ISO 8000 est aux données ce qu’ISO 9000 est à la qualité de la fabrication. De fait, la fabrication intelligente nécessite des données exemptes de défaut ainsi que des définitions de données ouvertement partageables pour les composants communément utilisés. À ce titre, ISO 22745 fournit une solution multisectorielle exploitable par l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement.
Automatisation et efficacité
Pour Annalise Suzuki, Directrice du pôle Technologie et engagement chez Elysium Inc., éditeur de logiciels qui se décrit comme une plateforme d’optimisation d’échanges de données multi-CAO, les normes sont porteuses de multiples avantages et jouent un rôle essentiel face à l’automatisation industrielle croissante. Comme elle le précise, « les organisations qui suivent cette tendance pour réaliser des gains d’efficacité doivent trouver un équilibre entre l’adoption de nouvelles technologies et la stabilité offerte par les normes lorsque cela est possible ».
Comme Kenny Swope, Annalise Suzuki est convaincue que les normes permettent aux organisations de se mettre rapidement d’accord sur les moyens et les méthodes de collaboration, sans complication excessive des processus. Selon elle, « les acteurs peuvent agir sans avoir à se demander d’abord « comment faire ». Aujourd’hui, les normes facilitent la collaboration entre les différentes parties intéressées, mais demain, ajoute Mme Suzuki, « elles seront un levier essentiel du potentiel d’automatisation de la communication de machine à machine, laquelle sera le fondement de l’avènement de la Quatrième révolution industrielle ».
Il ne fait aucun doute que les normes contribuent grandement à libérer le plein potentiel de l’automatisation, en permettant aux personnes et aux technologies de travailler main dans la main. Mais qu’en est-il de la sécurité ? Contrairement à notre pauvre Icare qui, ignorant l’avertissement de son père, s’approcha trop près du soleil, l’industrie aéronautique met, à juste titre, les questions de sécurité au premier plan. Mais la fabrication intelligente, et en particulier l’automatisation industrielle, porte-t-elle les germes de possibles failles de sécurité, notamment en ce qui concerne les données ?
Sécurité et sûreté : combler les lacunes
Christoph Preusse, expert et délégué du comité ISO/TC 199, Sécurité des machines, et Président du Comité de coordination pour la fabrication intelligente (SMCC, Smart Manufacturing Coordinating Committee), reconnaît que le dysfonctionnement des systèmes informatiques peut entraîner des risques pour la sécurité. Il souligne néanmoins que l’ISO/TC 184 (en conjonction avec l’IEC/TC 65 de la Commission électrotechnique internationale) et l’ISO/TC 199 ont beaucoup travaillé pour améliorer la sécurité et l’interaction entre sécurité et sûreté (comme en atteste le futur rapport technique ISO/TR 22100-4). De ce fait, explique M. Preusse, « l’automatisation industrielle et ses systèmes de contrôle sont sur le point d’améliorer la sûreté des machines ».
Comme nous l’avons évoqué précédemment, la Quatrième révolution industrielle se caractérise avant tout par la vitesse à laquelle sont mises au point les nouvelles technologies. De nombreux jeunes d’aujourd’hui, par exemple, n’ont jamais utilisé de téléphone fixe à ligne terrestre. Si chaque entreprise peut décider ou non d’adopter telle technologie industrielle, on observe souvent des disparités qu’il faut prendre en compte et combler. Comme le précise M. Swope, « la résolution de ces problèmes prend tout simplement trop de temps dans le contexte commercial actuel où tout change rapidement. De plus, certaines nouvelles technologies et méthodes de fabrication émergentes suscitent un engouement considérable dans l’industrie. Citons par exemple la fabrication additive, la chaîne de blocs ou la robotique de pointe. Si la création de valeur se profile aujourd’hui, la valeur réelle apparaîtra lorsque ces technologies, et d’autres, auront été normalisées et répliquées à très grande échelle ».
S’ouvrir aux opportunités
À bien des égards, le plus grand défi à relever pour l’ISO et d’autres organismes de normalisation est de suivre le rythme et de veiller à ce que leurs normes restent pertinentes. Comme l’affirme Kenny Swope, « il faut distinguer la vitesse d’adoption et la vitesse d’élaboration ». Selon lui, le consensus peut prendre du temps, et plus les parties prenantes sont nombreuses, plus le consensus devient difficile et long à atteindre.
Toutefois, de ce défi majeur naît une grande opportunité liée à la rapidité d’élaboration des normes. D’après M. Swope, « c’est l’occasion pour l’ISO et pour d’autres organismes de normalisation d’opérer une mutation numérique pour gagner en agilité et entrer de plain-pied dans l’avenir. Des expérimentations et de premiers travaux encourageants sont en cours dans ce domaine ». L’ISO/TC 184/SC 4 contribue à cette transition « en adoptant et en favorisant le plus d’avancées possibles dans le cadre de ces expérimentations, en collaboration avec les parties prenantes de l’industrie et l’ensemble de l’ISO ». Les technologies intelligentes progressent.